Depuis son soulagement de 2010/2011, la Tunisie n’est pas la même, politiquement, économiquement et socialement. C’est peu de le dire. Au point qu’on se pose la question de savoir qui tient les rênes pouvoir –ou des pouvoirs- en Tunisie.
Sur la forme, c’est-à-dire théoriquement, c’est bien évidemment le gouvernement -dirigé aujourd’hui par Youssef Chahed-, qui gouverne le pays. Il nomme et révoque ses ministres et secrétaires d’Etat, les ambassadeurs, les commis de l’Etat, dans les entreprises publiques, etc.
Toujours sur le plan théorique, c’est le gouvernement qui fixe la politique économique –y compris financière- du pays.
Mais encore une fois, il ne s’agit que de la forme. Car, au fond, le centre du pouvoir réside non pas à La Kasbah mais ailleurs, à la Place Mohamed Ali et à Montplaisir… pourtant deux lieux diamétralement opposés -physiquement et surtout idéologiquement- avec dont les buts convergents: affaiblir l’Etat.
Ainsi, tous les gouvernements de la Tunisie post-révolution ont vu leurs prérogatives rognées, limitées par deux forces idéologiquement et socialement opposées, à savoir le Mouvement Ennahdha et l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).
Ennahdha, le double jeu politique et social…
A l’ARP, même si théoriquement le parti islamiste est sur la même longueur d’onde que le gouvernement, parce que faisant partie justement de la coalition gouvernementale, sur les faits ce parti ne cesse de mettre les bâtons dans les roues de la Place de La Kasbah.
Ce travail de sape parce que Nidaa Tounes est affaibli par des tiraillements internes, et ce depuis que son fondateur, Béji Caïd Essebsi, a été élu à la magistrature suprême, fonction (presque) honorifique comme l’ont voulu les rédacteurs de la nouvelle Constitution tunisienne. Ainsi, une fois élu, le président de la République n’a pas le droit de s’immiscer dans la vie des partis politiques, même du sien.
La Constitution de 2013, malgré toutes les contrevérités qu’on entend ici et là, ne donne au président de la République que des pouvoirs très limités. Du reste, même nos spécialistes du droit constitutionnel sèment la confusion dans nos esprits. Sans oublier ceux qui veulent arriver au pouvoir, qui sont prêts à promettre monts et cieux, considérant que ceux qui au pouvoir ne réussissent pas parce qu’ils sont incompétents.
Soudé à l’intérieur du Parlement, le Mouvement Ennahdha joue un jeu sournois dans le gouvernement. En effet, dans cette coalition gouvernementale –voulue par BCE-, le parti de Ghannouchi profite à fond des dissensions au sein de Nidaa Tounes. Sur la place publique, on entend «nous soutenons l’action gouvernementale», de la part des membres d’Ennahdha. Toutefois, ce soutien aurait un prix, car un ministre qui n’a pas du goût du parti –ou qui déraille en sa défaveur- n’a aucune chance de réussir dans sa tâche. Et le Premier ministre est tout de suite intimé à le faire remplacer.
Par contre, depuis les élections législatives et la présidentielle de 2014, à notre connaissance aucun ministre proche d’Ennahdha n’a été démis de ses fonctions, sauf en faveur d’un remaniement. Et on en a l’impression qu’à changement de gouvernement le parti islamiste obtient des portefeuilles plus importants (le cas aujourd’hui de l’Industrie, du Commerce, de la Formation professionnelle…), sans compter le nombre de conseillers qu’il possède dans plusieurs autres départements ministériels. Petit à petit, Ennahdha demandera encore davantage, demain, comme les portefeuilles de l’Intérieur, de la Défense nationale, des Affaires étrangères…
D’ailleurs, Zied Laadhari, le ministre de l’Industrie et du Commerce, ne semble pas fait l’unanimité, que ce soit au sein du gouvernement, que ce soit au niveau des professionnels de ces deux secteurs… Pourtant, il y a fort à parier qu’il ne sera jamais remplacé.
En fait, tous les mouvements sociaux qu’on observe dans les régions ne seraient que des manœuvres d’Ennahdha et dérivés. En plus, quand dit société civile en Tunisie, celle-ci est à la fois plurielle et politisée, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays.
Le jeu dangereux de l’UGTT
Le deuxième centre du pouvoir politique de la Tunisie, depuis la révolution, se nomme “Place Mohamed Ali“, entendez par-là le siège de l’Union générale tunisienne du travail. Depuis plus de six ans, toutes les demandes de l’UGTT ont entièrement ou en grande partie satisfaites.
Si syndicalement cela peut se comprendre, politiquement ça l’est moins. En effet, en tant que syndicat, c’est normal que l’UGTT milite en faveur de l’amélioration des conditions des travailleurs –publics et privés. Maintenant qu’elle impose la nomination ou la révocation d’un ministre, fût-il en désaccord avec elle, c’est politiquement inconcevable voire inquiétant dans un Etat qui se respecte. Or, c’est ce qu’on remarque tous les jours dans notre pays, depuis la chute de Ben Ali en janvier 2011.
C’est dans cette logique que Néji Jalloul, ministre de l’Education nationale, pourtant apprécié par un large pan de la société tunisienne, a récemment été sacrifié par Youssef Chahed, et ce à la veille de la Fête du travail de 2017. C’est à la limite une faute morale que de mettre au chômage quelqu’un au moment où on s’apprête à fêter le travail. C’est ignoble!
Tout ceci montre que notre jeune chef du gouvernement n’a pas les coudées franches pour gouverner dans les règles de l’art, du moins comme le stipule le Pacte de Carthage, document qui lui a permis d’être nommé à la tête du gouvernement tunisien, contre toute attente, du reste.
A ce train-là, Youssef Chahed ferait bien de se préparer, car son tour va arriver… Car toute demande satisfaite engendrera une autre, encore une autre, encore et encore. On ne gouverne par des sentiments ou avec la peur au ventre, sinon c’est l’échec qui nous attend.
Malheureusement, nous Tunisiens sommes champions toutes catégories en matière de regret: «c’était un grand ministre; c’était un grand chanteur; c’était un grand footballeur, entraîneur; c’était un homme bien; il aurait fallu le laisser…». Et après! On ne fait rien pour le défendre ou dire cela quand il le fallait. Dommage!
Maintenant plusieurs questions de posent. Si tous les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis 2012 ont eu du mal à pouvoir gérer les affaires de l’Etat, est-ce parce qu’on n’a pas trouvé l’homme qu’il faut?
Si nos gouvernements ont été faibles, est-ce parce que l’UGTT et Ennahdha sont forts?
L’UGTT joue-t-elle, inconsciemment, le jeu d’Ennahdha et les autres partis en affaiblissant l’Etat et en mettant l’économie du pays à genou?
A qui profite, aujourd’hui et demain, cette crise de gouvernance dans notre pays?
Enfin qui, réellement, détient le pouvoir exécutif en Tunisie, l’UGTT ou Ennahdha, ou bien les deux à la fois?